J'avais déjà parcouru la route Trans-Labrador en 2006, mais je ne me lasserai jamais de ce coin de pays. J'aime ces territoires qui demandent un peu d'effort pour qu'on les apprivoise. En retour, ils nous offrent d'incroyables sentiments de liberté et d'apaisement. Alors quand Martine, Julien et Isabelle ont exprimé un certain intérêt pour un road trip vers Terre-Neuve en passant par le Labrador, il ne m'a pas fallu réfléchir longtemps avant de m'offrir comme guide!
Techniquement, la Trans-Labrador n'inclut que les routes 500 et 510, qui joignent Labrador City à Blanc-Sablon, une bagatelle d'environ 1125 km. Personnellement, j'aime bien inclure dans le concept de « Translabradorienne » les 585 km de la route 389, qui séparent Baie-Comeau de Labrador City, puisqu'on ne peut entreprendre ce périple à partir du Québec sans passer par là. De toute manière, dès qu'on aperçoit le barrage Jean-Lesage (Manic 2), environ 25 km au nord de Baie-Comeau, on a déjà un peu l'état d'esprit d'un routier de la Trans-Labrador.
Nous avons établi notre premier campement sur un belvédère aménagé, avec vue sur le barrage Daniel-Johnson (accessible par le chemin du lac Louise). Nous ignorions si le camping y était autorisé, mais nous étions déjà dans les grands espaces : où que nous campions, nous ne risquions pas beaucoup de déranger quelqu'un. D'ailleurs un rond de feu prouvait que nous n'étions pas les premiers à choisir ce site. Il restait même quelques bûches pour notre propre feu de camp!
Les chiffres décrivant le barrage Daniel-Johnson donnent le tournis, un peu comme lorsqu'on regarde vers le haut alors qu'on est au pied de l'une de ses voûtes :
- Le plus grand barrage à voûtes multiples et à contreforts du monde.
- Une hauteur de 214 mètres, soit plus haut que la place Ville Marie, à Montréal!
- Une longueur en crête de 1,3 km.
- Un volume de près de 2 millions de mètres cubes de béton.
- Un réservoir occupant une surface de 1 973 km2 dont le remplissage a pris 13 années. Le réservoir Manicouagan, avec l'immense île René-Levasseur en son centre, forme « l'oeil du Québec », facile à distinguer sur les cartes géographiques de la province.
- Une puissance combinée de 2 592 MW (pour les deux centrales, Manic 5 et Manic 5 PA).
Hydro-Québec offre une visite guidée assez intéressante au cours de laquelle on visite la salle des turbines, l'un des abris thermiques situés aux pieds des voûtes, de même que la crête du barrage.
La légende dit que René Lévesque, alors qu'il était simple député, s'était fait refuser l'accès au chantier pendant la construction du barrage. Lorsqu'il devint premier ministre du Québec, il força Hydro-Québec à offrir à tous les Québécois la possibilité de visiter gratuitement ses installations, puisqu'ils en sont tous un peu propriétaires à travers la société d'État.
Sur la crête du barrage se trouve une plaque commémorative à la mémoire du premier ministre Daniel Johnson, décédé subitement le matin du 26 septembre 1968, jour même où il devait présider à l'inauguration du barrage.
Sur les derniers 60 km avant d'atteindre les installations minières d'ArcelorMittal à Mont-Wright (20 km à l'ouest de Fermont), la route 389 ressemble plus à une piste forestière qu'à une vraie route. Sur cette portion sinueuse qui croise la voie ferrée à une dizaine de reprises, on ne peut rouler tellement plus vite que les lourds convois ferroviaires chargés de transporter le concentré de fer à Port-Cartier.
L'évolution de la route Trans-Labrador depuis mon passage en 2006 est frappante : les 530 kilomètres séparant Labrador City et Happy Valley-Goose Bay sont aujourd'hui presque entièrement pavés (plus confortable), et le voyage de 13 heures en traversier qui permettait de joindre Happy Valley-Goose Bay depuis Cartwright est remplacé par la nouvelle route 510 (moins romantique).
De son côté, la route 389 reliant Fermont à Baie-Comeau ne semble pas avoir changé du tout. Clairement, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador investit plus depuis quelques années dans ses infrastructures lointaines que ne le fait le gouvernement du Québec. De quoi alimenter le discours des «séparatistes» de Blanc-Sablon, qui souhaitent que leur municipalité sise au Québec, tout près de la frontière du Labrador, mais n'ayant toujours aucun lien routier avec le reste du Québec, rejoigne la province de Terre-Neuve-et-Labrador. La prolongation de la route 138 jusqu'à Blanc-Sablon, espérée depuis longtemps, ne franchit toujours pas la rivière Natashquan.
Sur la Trans-Labrador, le camping sauvage est tout indiqué, mais dans cette immensité de tourbières spongieuses, d'épinettes serrées et de broussailles enchevêtrées, il n'est pas si facile de trouver un site adéquat. Les meilleurs sites sont souvent ceux qui ont été modelés par l'humain, comme ici, près d'une halte routière sur l'île Wood, à environ 30 km au nord de Mary's Harbour.
Battle Harbour est un joyau historique exceptionnel soigné par des gens extraordinairement charmants et amoureux de leur coin de pays. Après ma visite de 2006, je m'étais promis d'y revenir un jour, mais l'idée m'avait toujours paru aussi lointaine que le Labrador lui-même.
Alors quelle sensation que de fouler enfin à nouveau le sol de cette île! Qu'est-ce qui me fait ainsi frissonner? Est-ce le vent de la mer du Labrador, ce vent glacial qui balaie sans relâche les longues herbes, ou la dérive de mon imaginaire? Pendant que j'erre à la brunante parmi les bâtiments fantomatiques qui semblent murmurer des histoires de pêcheurs, je me dis que c'est probablement un peu les deux.
Jusque vers la fin des années 1960, la morue, le saumon, le phoque et le hareng étaient salés, séchés et vendus à Battle Harbour.
L'île Caribou est séparée de l'île de Battle par un étroit chenal. Sa superficie est bien plus grande et ses collines plus hautes que celles de l'île de Battle, offrant de beaux points de vue sur Battle Harbour. On peut aussi y découvrir d'anciens hameaux de pêche. Si la plupart des habitations sont abandonnées et croulantes, quelques-unes sont parfois occupées l'été par leurs propriétaires.
Daphne et Jeanette, les cuisinières prévenantes de Battle Harbour, nous ont préparé des boîtes à lunch pour la journée, mais pour ajouter au plaisir il suffit de se pencher pratiquement n'importe où sur l'île pour cueillir une poignée de délicieux bleuets, innombrables à cette période de l'année.
Après une accalmie d'environ deux heures pendant lesquelles la pluie avait cessé, une bande de nuages sombres qui fonçait sur nous à grande vitesse a ramené des précipitations, accompagnées d'une chute drastique de la température.
Un dicton populaire à Terre-Neuve dit : «If you don't like the weather, wait five minutes» (Si vous n'aimez pas la température, attendez cinq minutes). Cette fois, pourtant, la pluie et le froid allaient bien s'installer pour plusieurs heures.
Près de L'Anse au Loup, le sentier Battery Trail foule un somptueux tapis de plantes, de mousses et de lichens ne s'élevant guère plus de quelques centimètres au-dessus du sol, véritable jardin miniature. Ici, le regard est tiraillé entre le paysage immense — avec vue sur la mer — et l'infinie forêt lilliputienne.
Pour notre dernière nuit de camping sauvage au Labrador, nous nous sommes installés près du lac First Pond, au parc municipal de Forteau. Des arbres — une rareté sur la côte du Labrador — y offrent même une protection fort appréciée contre le vent.