Kingston–Ottawa est le second tronçon (après Montréal–Kingston) d'une boucle d'environ 1 100 kilomètres chevauchant le Québec et l'Ontario, pour la plupart sur des pistes cyclables, qu'Isabelle et moi avons décidé de parcourir à vélo. Un itinéraire devant nous conduire successivement à Kingston (via le canal de Soulanges et la Waterfront Trail), Ottawa (via les sentiers K&P et Cataraqui), Wakefield (via le parc de la Gatineau), Mont-Laurier (en partie via la véloroute des Draveurs), puis Montréal (via le P'tit train du nord).
Le sentier K&P tire son nom de la Kingston and Pembroke Railway, une ligne ferroviaire établie en 1871 par des hommes d'affaires de Kingston qui souhaitaient faciliter l'accès aux ressources naturelles et aux marchés de la région de Pembroke. Faute d'un volume suffisant de marchandises, le projet resta inachevé de sorte qu'à son apogée, en 1884, la voie s'arrêtait à une soixantaine de kilomètres au sud de Pembroke, à Renfrew. Le chemin de fer tomba graduellement en désuétude jusqu'à l'abandon de son dernier tronçon encore fonctionnel, en 1986.
Aménagé sur une section de l'ancienne emprise ferroviaire longue d'environ 46 km débutant à Kingston et se poursuivant dans le comté de Frontenac, le sentier multifonctionnel fut inauguré en 2007.
Comme le sentier K&P, le sentier Cataraqui suit le tracé d'un ancien chemin de fer abandonné en 1986. Ce dernier reliait Napanee à Smiths Falls, une distance de 104 km. Le sentier est dédié à des activités comme le vélo, la randonnée pédestre, l'équitation, la motoneige et le ski de fond.
Ici, fini le constant bruit de fond des voitures, bateaux et trains. Pédaler sur le sentier Cataraqui procure l'immense plaisir d'être enveloppé par la nature à la manière de la randonnée pédestre. Le prix à payer est un confort de roulement très variable, puisque plusieurs sections du sentier sont très cahoteuses. Compte tenu du poids des bagages, voilà un nouveau test de solidité pour nos montures ! Mais nous avons confiance, elles ont maintes fois fait leurs preuves dans le passé.
Après Sydenham, le sentier Cataraqui se fait plus sauvage. Les occasions d'observer la faune sont multiples. Tout en roulant, nous avons notamment aperçu plusieurs bernaches avec leurs oisons, canards, hérons, buses, tortues (qui laissent d'innombrables nids dans la piste, véritables cratères que nous évitons souvent in extremis), un raton laveur, un chevreuil et même un ours noir…
Après avoir aperçu l'ours sur le chemin, nous avons trouvé un nouvel usage pour les sonnettes de vélo dans la section la plus isolée du sentier : prévenir la faune de notre approche afin d'éviter les mauvaises rencontres !
Au contraire de la gent animale, les cyclistes sont en revanche très rares sur le sentier Cataraqui. Nous n'avons croisé aucun autre voyageur, tout au plus une poignée de résidants des environs effectuant de courtes distances en vélo de montagne.
Après la traversée de la brousse chaotique du sentier Cataraqui, les environs de Chaffey's Lock, avec ses pelouses manucurées, ses aménagements fleuris et ses bateaux placidement amarrés près de l'écluse, nous ont paru incroyablement civilisés et proprets. Quel décor inattendu en sortant du bois !
Les écluses du canal Rideau font partie du lieu historique national du Canal-Rideau et sont donc gérées par Parcs Canada, qui permet aux plaisanciers, cyclistes et randonneurs de camper à 22 des 23 postes d'éclusage. En général le seul service offert est une toilette (et souvent rien du tout, si on arrive après les heures d'ouverture et qu'aucun employé de Parcs Canada n'est présent), mais quelques rares sites ont des douches (par exemple celui de Upper Nicholsons).
Distance parcourue, jour 1 : 65,4 km.
Construit entre 1826 et 1832 sur les rivières Rideau et Cataraqui alors que le Canada était encore une colonie britannique, le canal Rideau est né des suites du conflit militaire de 1812 entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. L'idée était de créer une seconde voie navigable stratégique entre Montréal et Kingston, afin de préserver l'approvisionnement du Haut-Canada en cas de nouveau conflit.
Sa construction était un chantier d'envergure où furent employés des milliers d'hommes travaillant dans des conditions difficiles, en pleine forêt. D'ailleurs plusieurs centaines de travailleurs seraient morts d'accidents ou de maladies — la malaria aurait fait des ravages.
Pour créer les 202 km du corridor de navigation, il a fallu transformer l'environnement naturel de la région par la construction d'écluses, de canaux, de barrages et de déversoirs pour contrôler le niveau d'eau. Plusieurs terres riveraines ont été submergées, ce qui a créé des plans d'eau et marais aujourd'hui habités par de nombreuses espèces animales. Les écluses permettent aux navires de franchir une dénivellation de 83 mètres entre Ottawa, sur la rivière des Outaouais, et Newboro, puis de redescendre de 50 mètres entre Newboro et Kingston, sur le lac Ontario.
Même s'il a été fréquenté pendant un siècle par de petits bateaux à vapeur pour le transport de passagers et de marchandises, le canal Rideau n'a jamais été économiquement viable. Il n'est aujourd'hui utilisé que par des plaisanciers nécessairement peu pressés de franchir ses 47 écluses, dont les treuils sont presque tous encore actionnés par la force des bras des éclusiers !
Bien qu'elle soit née avec le canal Rideau (tout comme Ottawa), la petite ville de Smiths Falls s'est surtout développée à partir de 1885, lorsqu'elle s'est retrouvée dans une position enviable sur les réseaux ferroviaires. Les activités industrielles et la population ont cependant décliné à partir des années 1960. La localité compte un peu moins de 8 800 habitants aujourd'hui.
Aucun employé de Parcs Canada en vue à notre arrivée à Kilmarnock. Toilettes verrouillées. Le site était si paisible et agréable que nous nous y sommes tout de même installés pour la nuit.
Distance parcourue, jour 2 : 58,6 km.
Comme la construction du canal Rideau a été motivée surtout par des objectifs militaires, c'est un militaire, le lieutenant-colonel By, qui a dirigé les travaux à partir de 1826. Celui-ci souhaitait construire des ouvrages défensifs à chaque poste d'éclusage mais, faute de financement suffisant, seulement quatre forts furent complétés (Kingston Mills, Newboro, Narrows et Merrickville).
Nous avons flâné quelques heures dans la jolie localité de Merrickville. Tant et si bien qu'une fois à nouveau sur nos vélos, nous avons dû nettement accélérer la cadence et limiter les arrêts afin d'atteindre Ottawa avant la pluie annoncée pour la soirée. Mission accomplie, nous avons pu nous installer au camping Wesley Clover Parks juste avant les premières gouttes de pluie — il est toujours plus plaisant de monter la tente au sec !
Distance parcourue, jour 3 : 77,6 km.
La ville d'Ottawa ne fait pas vraiment partie de l'itinéraire de notre voyage. En réalité nous la quittons déjà, mais nous tenons à nous arrêter dans la localité voisine de Carp pour visiter ce lieu insolite appelé le « Diefenbunker », qui abrite le musée canadien de la Guerre froide.
Le petit bâtiment aux allures d'entrepôt ne paie pas de mine et ne ressemble en rien à l'entrée d'un musée. Et pour cause : c'est l'entrée intentionnellement discrète d'un énorme complexe souterrain construit dans le plus grand secret entre 1959 et 1961 pour assurer les fonctions essentielles du gouvernement canadien en cas de guerre nucléaire.
Le nom du Diefenbunker est un clin d'œil à John Diefenbaker, premier ministre du Canada de 1957 à 1963.
Aussitôt franchie la porte du faux hangar, on se retrouve face à un impressionnant tunnel. C'est confirmé, nous ne sommes pas vraiment dans un entrepôt ! Ce tunnel long de 115 mètres a été conçu pour canaliser l'onde de choc d'une explosion nucléaire, pour qu'elle ressorte à l'extrémité opposée au lieu de souffler les portes du bunker, qui se trouvent à mi-chemin dans le flanc du tunnel. Ces portes devaient tout de même être très solides : elles pèsent 1800 kg et sont épaisses de 35 cm. Le bunker a été conçu pour résister à des bombes d'une puissance de cinq mégatonnes, soit plus de 220 fois la puissance de la bombe lâchée sur Nagasaki en 1945.
Avec ses 368 pièces enfouies profondément sous terre et réparties sur quatre étages, le Diefenbunker pouvait abriter en autonomie complète pendant 30 jours jusqu'à 535 personnes triées sur le volet, dont le premier ministre canadien et certains ministres — qui auraient été contraints de laisser leurs familles à l'extérieur.
Le complexe était une véritable petite ville souterraine où tout semble avoir été planifié avec minutie, d'abord pour la survie, avec douches de décontamination, chambres, installations sanitaires, cuisine, cafétéria, garde-manger, hôpital, cabinet de dentiste, morgue et entrepôt à déchets; et ensuite pour les opérations, avec bureaux, salle de réunion, centres de communications, salle d'ordinateurs, studio radiophonique (pour communiquer avec les citoyens via Radio-Canada), etc.
En cas de coupure de l'alimentation électrique extérieure, des génératrices et d'amples réservoirs de carburant souterrains pouvaient fournir le complexe en énergie. Des puits souterrains fournissaient l'alimentation en eau et des filtres assuraient la qualité de l'air.
Même si le bunker a été maintenu fonctionnel jusqu'en 1994, pendant ces 33 années il n'a jamais été nécessaire d'y abriter les responsables gouvernementaux et militaires, bien que le personnel ait été sur le pied d'alerte lors de la crise des missiles de Cuba, en 1962.
Une voûte était même prévue pour mettre à l'abri l'or de la Banque du Canada et ainsi éviter que la radioactivité ne lui fasse perdre sa valeur. Étonnamment (ou non), la porte blindée de ce bunker dans le bunker est bien plus massive que celle qui se trouve dans le tunnel anti-souffle, qui protège pourtant tout le reste du complexe souterrain…
Après plusieurs heures captivantes à découvrir des pans méconnus de notre histoire et le plus important vestige canadien témoignant de la Guerre froide, nous avons tout de même été heureux de retrouver l'air extérieur. Difficile d'imaginer vivre 30 jours dans un bunker…
Nous avons ensuite repris la route, jusqu'au parc provincial de Fitzroy où nous avons installé notre tente pour la nuit.
Demain, nous entamerons le dernier segment du voyage, sur les traces des draveurs et des cheminots.
Distance parcourue, jour 4 : 54 km.