Après quelques heures d'attente aux douanes laotiennes — celles-ci étaient plus ou moins fermées pour cause d'élections nationales… selon qu'on accepte ou non de payer des « frais pour temps supplémentaire » — je pouvais enfin enfourcher mon vélo et filer vers Paksé! Cette capitale provinciale étant tout de même située 43 km plus loin, l'heure tardive ne me laissait plus autant le temps de flâner et d'apprécier gentiment le paysage, mais en revanche la chaleur se faisait maintenant moins intense. Allant par collines et plaines dénudées, le trajet se révéla facile par cette route bien pavée et presque désertée en cette journée de devoir national. Seuls la fréquentaient quelques piétons et cyclistes circulant dans leurs villages.
Alors que je traversais l'un de ces petits patelins, des enfants comiques à vélo se mirent à faire la course avec moi. L'un d'eux, probablement âgé d'une douzaine d'années, réussit même à me doubler à près de 30 km/h avec son vélo déglingué, alors qu'il transportait l'un de ses camarades tout sourire! Leur innocence joyeuse n'avait rien à voir avec ce village rural de Thaïlande, à l'est d'Ubon Ratchathani, où un ado bizarre qui m'avait pareillement rattrapé à vélo n'avait trouvé qu'un seul mot à déclarer en anglais: « penis »!
Les habitants de Paksé connaissent des petits bouts de français tels que « bonjour monsieur », « merci beaucoup », qu'ils prononcent parfaitement bien. Mais tous ne parlent pas le français pour autant. Seuls le parlent les Laotiens plus âgés ayant reçu une bonne éducation. Et ceux-ci, d'ailleurs, le parlent souvent si bien qu'on peut aisément mesurer toute l'emprise qu'avait la France sur l'éducation à l'époque coloniale!
On se sent immensément riche après être passé à la banque pour échanger 100$US, car on en ressort presque millionnaire, les poches pleines de 946 000 kip! La plus grosse coupure valant 5 000 kip, la liasse compte donc 190 billets! C'est sans doute l'une des conséquences de la forte inflation qui a, pendant un certain temps, affligé l'économie du Laos. Lorsqu'on prévoit visiter des régions dépourvues de toute banque et lorsqu'on sait que le pays ne compte pas un seul guichet automatique, il ne reste qu'à se balader avec d'épaisses liasses de billets!
Alors que les vieilles coupures — presque obsolètes — de 100 et 500 kip exhibent la traditionnelle imagerie communiste avec, au recto, des paysans au travail et, au verso, des ouvriers devant leur usine, les récents billets de 5 000 kip mettent surtout en valeur la bouille joufflue du président au pouvoir… D'une certaine manière, la monnaie reflète donc l'évolution politique du pays! C'est également le cas de la devise nationale, passée de « Paix, Indépendance, Démocratie, Unité, Socialisme » après la prise du pouvoir par les communistes en 1975, à, depuis 1991, « Paix, Indépendance, Démocratie, Unité, Prospérité! »
Pour un second soir d'affilée, je mangeais au sympathique Elna Restaurant, face au Champasak Palace Hotel, lorsque deux Japonais apparurent à l'entrée. Étant le seul client attablé, je leur suggérai d'entrer mais, hésitants, ils repartirent après avoir brìèvement examiné le menu… C'est que l'endroit n'apparaissait pas dans leur guidebook, qu'ils consultaient encore jusque sur le pas de la porte! Après une quinzaine de minutes, ils revinrent néanmoins et nous eûmes tôt fait d'ingurgiter quelques Beer Lao en bavardant.
En mission au Laos pour le compte du ministère japonais « of Land, Infrastructure, and Transportation », les deux ingénieurs effectuaient une tournée accélérée des infrastructures de transport. En effet, le Japon a, ces dernières années, financé quantité de grands projets au Laos, incluant le pont qui enjambe le Mekong à Paksé et la route 13 qui parcoure le pays du nord au sud.
Mais pour Yukihiro, qui oeuvre dans le domaine des infrastructures portuaires, le voyage était un peu frustrant tant il y a peu à voir en ce domaine au Laos. À Paksé, par exemple, la berge du Mekong où accostent les embarcations n'est en fait qu'une pente de terre (en réfection, comme la moitié des rues de Paksé) qui sera, on s'en doute, à nouveau complètement grugée à la fin de la prochaine mousson…
La route 13 est la meilleure du pays, mais le tronçon allant de Paksé à Champassak est déplorable du point de vue d'un cycliste. Les endroits agréables où s'arrêter s'y font rares et le paysage n'est que désolation, particulièrement en cette saison sèche. La chaussée est rugueuse, faite de micro-cahots qui, s'ils sont sans effet sur les automobilistes, transforment les poignets du cycliste en compote à force de vibrations.
En outre, la voie est empruntée par des camions et camions-bus bruyants et incroyablement puants; longtemps après le passage d'un tel monstre, il flotte encore un sinistre nuage noir au-dessus de la route, qui persiste malgré le vent… Un vent qui pourtant charrie son lot du poussière, au point où le pauvre cycliste se retrouve rapidement avec un nez bouché et une gorge sèche au goût de sable. Un vent qui, de surcroît, vient de face et freine les descentes, privant le misérable forcené du dernier plaisir qu'il pourrait encore éprouver sur un vélo!
En général, les passagers d'un bus qui me dépasse se moquent gentiment du pitoyable cycliste gravissant laborieusement une pente par une chaleur étouffante, atteignant à peine les 10 km/h, vent de face, respirant la poussière et la fumée noire. Mais un bref épisode me fit sourire à mon tour: croiser l'un de ces infâmes camions-bus… en panne! Alors que je contournais sans hâte le véhicule immobilisé que son conducteur tentait désespérément de réparer, un passager et moi avons échangé des sourires qui valaient bien mille mots sur l'ironie de la situation! Cette fois le sort m'apportait une douce revanche! :-)
À Champassak, en fin de journée, dans un moment de fatigue et de lassitude comme on peut en vivre lors d'un long voyage, j'errais dans les rues en rêvant d'une improbable crème glacée…
Arrivé à l'extrémité nord de la bourgade, la curiosité m'a plutôt emporté sur un petit chemin de terre qui me conduisit au coeur d'une rizière féerique, bien irriguée, tel qu'on en voit peu en cette saison sèche. Une rizière de ce beau vert tendre et puissant de sérénité qui fait aimer les rizières. À l'ouest, le soleil se couchait derrière les montagnes bleuies, qui quelques instants plus tard allaient se fondre avec le ciel. Partout des libellules virevoletaient, parfois pareussement, parfois en prenant soudainement la poudre d'escampette. Le gazouillement de petits oiseaux et le sifflement d'insectes, véritables rythmes de vie, remplaçaient ici le silence de mort des rizières ailleurs asséchées.
Sur le chemin de terre rougâtre bordé de clôtures tordues, vinrent des enfants qui poussaient une charette chargée de melons d'eau. Une femme souriante prenait place, comme une reine, dans une seconde charette poussée par l'un de ses fils. Au passage, ils tranchèrent spontanément un melon et, sans rien demander, m'en offrirent un généreux quartier. Tout autant que ce geste bon et désintéressé, l'intérieur jaune du savoureux fruit, si éclatant et si vif, ne pouvait que réjouir l'âme. Cela valait bien mille crèmes glacées!
Le Vat Phu Champassak, situé à environ 8 km au sud-ouest de la ville de Champassak, est un lieu de pèlerinage et la principale attraction de la région. Il s'agit d'un ancien sanctuaire khmer dont les ruines les plus vieilles ramènent au VIe siècle. Si l'envergure du site est relativement petite, ses pavillons aux murs disloqués et aux pierres fendues dégagent néanmoins une majesté mystique.
À Champassak, j'ai rencontré un couple d'Américains, Nancy et Buck, qui voyageaient également à vélo et qui avaient parcouru la Thaïlande pendant plusieurs semaines. Ils faisaient la même constatation que moi: contrairement aux idées reçues, le Laos paraît plus touristique que la Thaïlande! Bien sûr, en chiffres absolus, beaucoup moins d'étrangers se rendent au Laos. Et bien sûr, le Laos est moins développé. Mais justement, parce que le pays compte peu d'infrastructures — à peine une poignée de grandes routes — ainsi que des villes peu nombreuses et de petite taille, les touristes se retrouvent tous coïncés aux mêmes endroits! Ainsi, parmi les passagers du camion-bus régulier liant Paksé à Si Phan Don (au sud du pays), on dénombre parfois 50% d'étrangers! Ironiquement, il s'agit pour la plupart de routards à la recherche d'aventures hors des sentiers battus!
En Thaïlande les visiteurs se comptent annuellement par millions, mais les possibilités y sont si nombreuses qu'il est très facile de sortir des circuits touristiques. En seulement quelques jours sur les routes du Laos, j'ai croisé plus de cyclistes occidentaux (6) qu'au cours des six mois précédents en Thaïlande! Mais en dépit de sa forte densité de visiteurs, le Laos offre toujours un grand dépaysement. Et le pays ne compte pas même un seul McDo!
À mon arrivée au village de Kiat Ngong, un homme me guida à travers un dédale de petits sentiers, se faufilant entre des maisons qui semblaient avoir été semées au hasard. Le village est disséminé en trois « îlots » de maisons traditionnelles sur pilotis, lesquels sont entourés de rizières desséchées et liés entre eux par aucune « rue » — les gens ici n'ont ni auto, ni moto, ni vélo, ni électricité.
L'homme me conduisit à l'écart du village, là où se trouvaient cinq huttes gérées par la communauté pour héberger les touristes, et juchées sur un promontoir avec vue sur un vaste marécage (plutôt asséché en cette saison) où broutaient buffles et éléphants. Aux huttes se trouvait déjà un autre touriste… un Québécois prénommé David!
La bouffe ici est très « locale », très simple, avec le peu de variété que cela implique. Souvent, les habitants semblent se contenter uniquement de poisson et de riz gluant. Dès mon arrivée aux huttes, on me servit un verre d'eau tirée d'un grand thermos. « Cool! », ais-je pensé naïvement, « Ils utilisent un thermos pour garder l'eau fraîche! ». En fait, même assoiffé, je ne put l'avaler d'un coup sec, car cette eau était en fait bouillante! L'eau, ici, provient d'un puit et, bien que les villageois la boivent directement, elle est bouillie et gardée dans des thermos par sécurité pour les visiteurs. Par ailleurs, cette eau possède naturellement un goût terreux très prononcé!
Le soir, lorsque j'ai demandé du poulet plutôt que du poisson, l'homme en charge de subvenir à nos caprices s'en alla au village et revint avec un poulet vivant, qu'il tua en lui immergeant la tête dans l'eau bouillante. Une roche plate à même le sol servit de planche à découper et j'eus finalement droit à une sorte de soupe terreuse au poulet sans légumes dans laquelle on trouvaient plus d'os que de viande… Évidemment, les poulets laotiens ne sont pas les plus gras!
Finalement, l'autre David et moi avons succombé à la tentation d'un tour en éléphant. Au fond, c'aurait été étrange de passer à côté de l'occasion, puisque cela s'avère être la principale attraction de Kiat Ngong. La balade nous conduisit au sommet du Phu Asa, une colline sur laquelle se trouvent des amas de pierres dont l'origine est encore un mystère.
Quand j'ai demandé au mahout — tout en croyant la réponse évidente — s'il aimait promener son éléphant ainsi, il a franchement répondu par la négative! Il a expliqué qu'il préférait conduire son animal dans le marais… D'ailleurs, par cette chaude journée, l'ascension paraissait très épuisante pour la bête, qui procédait laborieusement. Au sommet, le pauvre éléphant put enfin se désaltérer dans un petit bassin d'eau, mais sous l'interdiction de s'asperger (et ses passagers avec) à l'aide de sa trompe…
Par moments, notre mahout parut réprouver ces balades de manière plus générale — était-ce par compassion envers son animal ou par répugnance de son propre rôle de guide pour touristes? Il s'est avéré complètement fermé à notre suggestion de faire un tour du marais le lendemain. « Demain, l'éléphant est en congé », avait-il dit! Son air renfrogné jeta un certain froid, mais pas autant que le fait que, au moment de payer la note (en dollars s'il vous plaît), le taux de change soit passé subitement des 10 000 kip pour 1$US (affiché officiellement sur nos huttes à 7 000 kip pour 1$US!) Malheureusement, nous dûmes lutter contre cette tentative d'extorsion, ce qui n'est jamais plaisant et fait ressentir une certaine honte d'être mesquin, la différence de prix étant, somme toute, bien dérisoire dans notre monnaie.
Si l'homme en charge de l'accueil à Kiat Ngong et son fils exhibaient toujours de francs sourires, plusieurs de leurs acolytes affichaient souvent le même air maussade que notre mahout, au point où l'on pouvait se demander si ces gens qui nous servaient le faisaient vraiment de leur propre gré et si nous étions les bienvenus! En outre, ils restaient froids et distants, d'une manière qui dépassait la difficulté de communication. L'organisation communautaire de Kiat Ngong est une expérience gouvernementale appuyée par des Européens — mais les villageois eux-mêmes voulaient-ils tous de ce projet?
En effet, rien n'est parfait dans la Réserve nationale de conservation de la biodiversité de Xe Pian (où se trouve Kiat Ngong) puisque, sur la route 18, j'ai croisé plusieurs camions transportant des troncs d'arbres si gros que chaque remorque ne pouvait en contenir que deux ou trois à la fois!
Malgré le faible enthousiasme démontré par certains de leurs concitoyens, nos principaux hôtes restaient enjoués et sympathiques — et même trop dévoués, épiant tous nos gestes afin d'être présents au moindre sourcillement de notre part!
Alors que nous occidentaux avons nos petites tendances solitaires, indépendantes et même possessives, eux entraient dans « ma » hutte quand bon leur semblait, et s'emparaient candidement de tout objet que j'aurais pu laisser traîner, afin de l'examiner! Bien entendu mon vélo attirait particulièrement l'attention, surtout celle des enfants du village, qui prenaient un malin plaisir à faire « pouetter » le klaxon!
Guidés par Wan, l'autre David et moi avons fait à pied le tour du marais. Si par moments Wan semblait lui-même égaré, il démontra cependant une grande connaissance de la flore locale et nous fit d'ailleurs goûter de petites mangues amères cueillies dans la forêt. Toutefois, ce qui, avions-nous crû, devait être une balade peinarde de deux heures en exigea plutôt cinq! Passé midi, la chaleur devint accablante et même Wan parut affaibli… David et moi n'avions chacun apporté qu'un peu d'eau et dûmes partager avec Wan, puisque ce dernier n'avait emmené rien d'autre qu'un… poisson acheté d'un pêcheur au début de la randonnée!
Le matin, avant l'excursion, Wan avait beaucoup insisté pour que j'aille prendre un Ovaltine (boisson chocolatée) au village, sachant que j'avais découvert où me procurer cette petite gâterie… Il m'accompagna et, dès que nous arrivâmes à l'échoppe, m'implora de lui payer des cigarettes… Ah, voilà donc l'idée! D'accord, sans rancune jeune futé.
Plus tard, j'appris que David lui avait déjà offert un paquet de cigarettes la veille en pareille circonstance! Puis Angela, une voyageuse qui venait d'arriver, raconta avoir aperçu un garçon d'environ 12 ans en griller une… Zut, cadeaux empoisonnés…
Wan a affirmé recevoir des visiteurs quotidiennement, surtout des Anglais, des Japonais et des « Soviets ». En effet, Kiat Ngong figure parmi les étapes de certains circuits organisés par lesquels les visiteurs, venus en fourgonnettes climatisées, font ici de brefs tours à dos d'éléphant.
Tout de même, on ne devinerait pas une telle fréquentation s'il fallait se fier uniquement à la tête souvent ébahie des enfants du village… Il est vrai que l'autre David détonnait avec ses cheveux blond-blanc, tandis que ma propre tête devait leur paraître très rigolotte, compte tenu de leur tendance à pouffer de rire dès que je leur souriais!
Une fois, j'avais acheté un Pepsi au village et l'avait bu entouré de gamins curieux. Dans les jours qui suivirent cet événement, l'un des enfants persista à me saluer d'un comique « sabai dii pepsi! » à chaque fois qu'il m'apercevait!
Horaire matinal quotidien de Kiat Ngong:
6h00 — Les buffles passent devant nos huttes.
6h30 — Les moustiques se réveillent.
6h45 — Le soleil se lève.
7h00 — Les sauterelles sautent.
Première impression en accostant sur Don Det: « The Beach ». Oui, comme le film, avec une petite plage où des occidentaux hédonistes se prélassent ou jouent au ballon comme dans un camp de vacances. Puis une suite interminable de petites huttes alignées au bord de l'eau telles des sardines en boîte. Les pensions portent des noms idylliques tels que Bamboo Huts, Coconut Cottages, Paradise Bungalows, Sunset Bungalows, Rasta Cafe Guest House…
C'est dans ce genre de situation que se révèle l'un des nombreux avantages du vélo: la facilité de s'éloigner! Contrairement au touriste qui porte un sac à dos géant, avec mes deux roues je peux aisément explorer les environs au lieu me rabattre déjà épuisé sur la première pension trouvée! Et ici, justement, plus je m'éloignais de la plagette, plus les pensions se faisaient distantes et les huttes éparses. C'est ainsi que j'élus domicile à la paisible Vong's Guest House, tenue par une famille très attachante, et dernier établissement avant le vieux pont qui lie Don Khon à Don Det.
Les alentours de Don Det, parsemés d'îlots et de bancs de sable, permettent tout à fait d'apprécier la justesse de l'appelation des Si Phan Don, les « quatre mille îles ». On constate également que ce milieu remarquable agit comme filtre naturel sur les eaux du Mekong, dont la couleur passe du brun cuivré en amont, presque au vert émeraude en aval.
Pour deux Britanniques séjournant à Don Det, l'endroit était un paradis « pas trop touristique où les gens vivent encore de manière traditionnelle », alors que, de mon côté, je jugeais l'endroit comme monopolisé par le tourisme!
Bien que la berge soit une suite quasi ininterrompue de pensions et que chaque famille semble posséder une barque pour emmener les touristes, la réalité des habitants se situe tout de même à quelque part entre la vie en autarcie et les services touristiques.
Pour les touristes en mal de confort, les pensions les mieux nanties possèdent génératrices, ventilateurs, radios, et même des antennes paraboliques — mais Don Det n'a pas de réseau électrique. Et comme le faisaient leurs ancêtres, pour se nourrir les insulaires continuent à pêcher dans le Mekong, à cultiver les rizières du centre de l'île, à élever buffles, canards, porcs, poulets — mais le tourisme apporte le pognon!